Chapitre II
La
rencontre avec le Pape
La
rencontre semble rythmée par un cérémonial huilé et rodé comme s’il
était le même depuis toujours.
Deux
valets reçoivent Le Bateleur à l’entrée du temple et le délestent de
ses outils, ce qui a pour effet de le déstabiliser.
-
Pourquoi me prendre mes outils ? J’en ai besoin pour faire mon
chemin ! De quoi aurai-je l’air avec les mains vides devant le
Pape ?
À ces
questions, Le Bateleur ne reçoit aucune réponse. Seuls les regards
complices et amusés des deux valets le rassurent, il retrouve les
mêmes sensations qu’il connut enfant lorsque l’assistante le
préparait avant sa visite chez le médecin.
Il est
maintenant proche de l’entrevue ; du plat de la main il frotte son
pantalon afin d’en lisser les plis éventuels, pour sa chemise, il en
fait de même mais avec le dos de sa main. Entre le pouce, l’index et
le majeur de chaque main, il pince son chapeau pour le centrer et
bien contrôler la courbure de celui-ci. Du bout de sa langue il fait
juste un petit passage sur les dents pour éliminer toutes miettes
incongrues, quelques assouplissements des muscles maxillaires, il
étire les joues pour donner au visage une apparence de souplesse
naturelle et surtout pour se donner une contenance. Maintenant il se
sent prêt à la rencontre.
Impatient, comme d’habitude, il s’approche hardiment de l’entrée du
temple comme si le Pape n’attendait que lui. C’est alors que le plus
solide des deux valets lui fait barrage tandis que l’autre lui fait
signe de s’assoir et d’attendre.
Après de
très longues minutes d’attente, le Bateleur commence à s’inquiéter
et surtout à se décomposer. La plastique de son visage commence à se
ternir, ses épaules, qu’il porte d’habitude si droites, entament une
inclinaison à la pente lourde, avachie. Son dos se courbe et ses
mains marquent des mouvements de décontenancement en passant du
frottement de la commissure des lèvres au pincement du nez. Puis il
remet ses cheveux en place en se grattant le front. Puis, ne tenant
plus en place, il commence à se balancer d’une fesse à l’autre en
laissant tomber les bras entre ses jambes ne sachant plus comment se
tenir.
Le temps
passe encore et encore, voilà maintenant près d’une heure, presque
60 minutes qu’il attend, alors qu’aucun signe ne laisse présager
d’un prochain mouvement.
Désobligé, il fixe maintenant l’horloge et décide de compter chaque
seconde qui passe.
Après 9
minutes, voila enfin un mouvement. L’Hermite apparaît en passent par
une porte dérobée, il traverse la pièce jetant juste un regard en
arrière pour scruter le Bateleur, les valets et la pièce dans son
ensemble ; Puis il entre dans le temple par une autre porte dérobée.
À cet
instant, le bateleur ne se sent vraiment plus sûr de lui.
Je
suis venu parler de mon avenir et non de mon passé !
se dit-il, qu’est-ce que l’Hermite vient faire ici ? C’est
qu’avec lui on n’en a pas encore fini, je risque d’attendre encore
longtemps, marmonne-t-il.
Après
quelques secondes d’incompréhension, la paranoïa du jeune novice
s’installe et le Bateleur commence à s’imaginer les pires scénarios.
Il
s’imagine qu’il va devoir justifier tous ses échecs, à moins qu’il
ne doive rendre des comptes sur quelques actions peu reluisantes de
son parcours. Peut-être même que les pensées seront mises dans la
balance. A cette idée, Le Bateleur n’y croit plus et commence à
regarder la porte de sortie avec la pensée qu’il pourrait quitter
les lieux.
Encore 9
minutes se sont écoulées depuis l’arrivée de l’Hermite, c’est à dire
18 minutes depuis que le Bateleur compte le temps qui passe.
Maintenant c’est La Lune qui apparaît dans le reflet d’un vitrail,
et cette vision provoque une réelle inquiétude chez le Bateleur.
Je
vois que le Pape a fait appel au don de clairvoyance de la Lune,
s’inquiète-t-il, qu’a-t-il donc à me reprocher pour faire appel à
cette rapporteuse ? Et l’envie de quitter les lieux le prend
encore plus fortement.
Il pense
que si le Pape fait appel à la Lune avant de le rencontrer, cela ne
lui laisse aucune chance de paraître sous son meilleur jour.
La Lune a
tout de même cette faculté de voir au delà des apparences et surtout
d’être le reflet qui permet de voir même dans la nuit.
Le
Bateleur se tortille dans une très inconfortable position, comme
s’il avait la tête à l’envers ; Il est comme tous les mortels
raisonnablement équilibrés, il pense ne pas être assez bien pour
être absout et reconnu. Il pense que si quelqu’un pouvait se
promener dans son subconscient et voir ses parties sombres, lui,
petit Bateleur, ne mériterait pas les meilleures appréciations, il
pense être un « pauvre pêcheur » méritant châtiment. L’image est
forte mais elle est le résultat de l’éducation culpabilisante
adoptée par la société bien pensante depuis que les hommes ont
confondu parole divine et prise de pouvoir.
Amer et
dépité, il se lève pour se diriger vers la porte de sortie. Cette
fois-ci, ce sont les deux valets qui lui font barrage en lui
indiquant de regarder l’entrée du temple. Il se retourne donc et
voit l’imposante porte du temple, lourdement sculptée dans le bois
massif, manœuvrée par deux autres valets qui l’ouvrent lentement
vers l’extérieur.
Il y a
quelques secondes à peine, Le Bateleur était dépité sur le point de
quitter les lieux, alors que maintenant, il est envahi par une
fébrilité galopante à l’idée qu’un acte important de sa vie est
peut-être en train de se dérouler en ce moment. Il se demande même
si toute cette cérémonie est vraiment pour lui ou s’il ne s’est pas
trompé d’heure de rendez-vous !
Regardant
la scène se dérouler devant lui, un détail retient son attention :
le valet de droite tire la porte dans la même position que le valet
de bâton, il forme une sorte d’équerre avec ses avant-bras, qui
crée un effet d’optique laissant croire que le bras gauche
appartient à une autre personne. Puis il remarque que sa coiffe
ressemble aussi étrangement à celle du valet de bâton ainsi que la
position de ses pieds.
Regardant
le valet de gauche, il croit avoir la berlue. Celui-ci tire la porte
dans une position similaire à celle du valet de coupe. Il meut la
porte en soutenant la poignée de sa main droite alors qu’il semble
tenir une pièce de celle-ci avec sa main gauche qui pend librement
le long de son corps. Regardant plus avant, il remarque également
que le pantalon est de la même teinte bleue alors que les cheveux
sont aussi tenus par une couronne de fleurs bleues.
Attend ! Je rêve !
Se dit-il. Je demande un entretien avec le Pape et voila que
toute la smala est présente.
Pour en
être sûr, il scrute les deux premiers valets qui l’ont réceptionné.
Cela ne fait aucun doute, ce sont les valets d’épée et de denier,
ils sont figés devant l’accès extérieur, les pieds sont à 10h10 et
sans regarder devant eux, ils semblent attendre des indications
venant de leur droite.
Cette
fois, le doute n’est plus permis, le Bateleur est certain qu’à
l’intérieur du temple il retrouvera toute la famille du Tarot.
Mince ! Je comprends maintenant l’attente et les chiffres que j’ai
relevés. Les 9 minutes de l’Hermite, La Lune à la 18ème
minute ; et les presque 60 minutes étaient en réalité 59 minutes.
18
minutes + les 59 initiales = 77, + moi-même, Le Bateleur, cela fait
78 : le nombre de membres de notre grande famille marseillaise du
Tarot.
Jusqu’à
présent, Le Bateleur ne faisait que se produire devant un public de
gens qu’il ne connaissait pas, il présentait ses spectacles de force
pure et d’habileté ; du cracheur de feu à Monsieur muscle uniquement
à des inconnus. Il leur proposait tous ses numéros impressionnants
ne demandant aucune logistique et pouvant être présentés à la criée
dans la rue, seuls un peu d’habileté et de culot lui suffisaient,
juste ce qu’il faut pour que les gens lui donnent quelques
piécettes. Mais il n’avait jamais eu l’occasion de se présenter ou
de parler devant un public de proches, il avait encore moins eu à
parler de lui devant autant de monde.
Certainement que tout le monde est informé de mon entrevue,
se dit-il inquiet, le pire serait encore que tous assistent à
l’entretien.
Aujourd’hui, c’est différent, il découvre une nouvelle émotion qu’il
ne connaissait pas jusqu’ici : le trac. A présent, il saisit la
distinction qu’il convient de faire entre le trac et l’incertitude,
ou l’hésitation, qui sont si souvent présentes en lui. Il comprend
enfin ce fossé qui existe entre ces deux émotions qui sont
diamétralement opposées et qui pourtant pourraient toutes deux lui
appartenir.
Parmi ces
différences, l’incertitude est le reflet d’un manque, manque
d’assurance ou de conviction, alors que le trac est un reflet
proportionnel à l’engagement et à la responsabilité face à
l’événement.
C’est le
bateleur lui-même qui a demandé cette entrevue, c’est lui-même qui a
décidé d’évoluer, en faisant cette demande, il se sent également
prêt à grandir, donc c’est bien le trac qui l’habite en ce moment.
Les
portes sont maintenant totalement ouvertes et les valets lui font
signe d’avancer.
Il
s’exécute et entre lentement dans le temple pour découvrir une vaste
pièce aux dimensions impressionnantes. L’éclairage est un halo de
lumière semblant jaillir de nulle part, à moins que ce ne soit de
partout. Les ombres sont inexistantes, mais les dorures du décor
brillent de tout leur éclat. Devant lui se déroule un tapis ocre
ouvrant une allée si longue que seule l’idée de la parcourir le fait
trébucher tant il est impressionné.
Les
énormes pavés recouvrant le sol représentent les Arcanes numérotés
des deniers et des bâtons. Les parois et le plafond sont constitués
des Arcanes numérotés des coupes et des épées.
Douze
sièges longent l’allée en deux rangées de six, ils sont occupés par
les Arcanes de la cour, Rosy, Reines et Cavaliers : deniers et
bâtons à droite, épées et coupes à gauche.
Au centre
de l’allée, à l’extrémité du tapis, se dresse un gradin avec 21
alcôves d’une sobriété rare présentées en trois rangées de sept. Ces
alcôves sont faites d’un cadre rectangulaire contenant des décors
partiels, le tout sur un fond blanc.
À
gauche, légèrement à l’écart, une 22ème alcôve encadre le
lieu alors qu’à droite, en léger retrait, nous voyons un banc de
pierre sans décor ni aucun dossier.
Le
Bateleur avance toujours plus lentement, il commence à hésiter dans
sa démarche ne sachant pas s’il doit attendre ou continuer jusqu’à
la fin du tapis. Il s’arrête soudain car il perçoit des mouvements
autour de lui.
Venant de
partout, les Arcanes Majeurs apparaissent et avancent
silencieusement pour prendre chacun sa place dans son alcôve. Il
observe la scène avec étonnement et s’amuse même de voir certains
Arcanes comme il ne les a jamais imaginés.
Cela
devient complètement irréel, les personnages des Arcanes sont
vivants certes, mais dans leur déplacement ils n’apparaissent pas
forcément comme leur icône.
La Maison
Dieu par exemple, elle est portée par les deux bonshommes qui
transportent et posent minutieusement chaque élément à sa place.
La Lune
semble faire de l’illusionnisme car elle apparaît par petite zone
directement dans son alcôve au 3ème niveau.
Le Pendu,
quant à lui, se rend de son propre chef dans son cadre, en se
déplaçant sur ses deux jambes et portant lui-même la corde et la
potence. Et dire que j’avais de la peine à le croire lorsque le
pendu me disait être dans cette position de sa propre volonté,
se dit-il.
Les
enfants du Soleil courent rejoindre leur place et se réchauffent
mutuellement en attendant la venue de l’astre.
L’Étoile
avance en chantonnant « à la claire fontaine », pour seul vêtement,
elle porte un paréo diaphane la rendant follement désirable. Elle
étreint contre son corps ses deux jarres comme si elle y avait
déversé toute son affection.
Tempérance arrive par les airs et survole tout ce monde pour
s’enquérir de leur état et d’un éventuel besoin d’assistance.
La
Papesse apparaît venant de derrière le rideau du temple, elle semble
se cacher comme si elle était gênée que l’on puisse la voir
autrement qu’assise dans son cadre.
L’Empereur, sûr de lui, avance accompagné de son Impératrice, il
regarde loin devant pendant que l’impératrice scrute les lieux et
s’enquière de la présence de chacun.
Le
Chariot arrive dans un bruit fracassant en faisant hennir ses
juments. Il émane de lui un bouillonnement extraordinaire et son
impatience de repartir en campagne n’a nul besoin d’être précisée.
L’Arcane
Sans Nom glisse sur le sol dans un pas si feutré que son arrivée
paraît totalement impromptue. Comme il n’a rien à faire pour
l’instant, il se pose proche de sa place et aiguise sa lame afin
d’être prêt.
La Force
se présente en promenant son lion, il est si bien dompté qu’il la
suit comme un toutou sa maîtresse. Elle ne manque pas au passage
d’envoyer un regard séducteur au Bateleur qui en se moment ne
parvient même pas à lui rendre sont clin d’œil.
La Roue
de Fortune est mue par le singe et la chimère et ceci sous le
contrôle du sphinx qui ne parvient jamais à se libérer de son rôle.
Il agit comme si lui-même n’avait pas la réponse à ses questions.
Le Monde
semble ne pas s’être absenté, c’est comme s’il avait toujours été à
cette place.
Alors que
le couple du Jugement termine de déballer un immense carton duquel
on commence à voir pointer une trompette, quelques nuages, des ailes
d’ange et une chevelure bleue.
Le Pape
arrive enfin et se pause directement dans son alcôve sans même
regarder ni le Bateleur, ni l’assistance.
Puis,
arrive l’Hermite, en retard comme toujours, nonchalant, un peu
essoufflé et toujours avec cette manie de regarder derrière.
Chaque alcôve étant maintenant occupée, je vais enfin savoir de
quoi il en retourne,
je vais enfin pouvoir faire appel aux conseils du Pape, même si
cela n’est pas aussi intime que je l’aurais souhaité.
La
concentration et la préparation de chacun est perceptible, chaque
Arcane contrôle encore bien sa posture, fait des petits mouvements
de décontraction, respire bien, comme pour la pause avant la photo.
Puis, comme par magie, aussitôt que l’Arcane est
en position, il se métamorphose pour
passer de son enveloppe charnelle à son icône.
Le
Bateleur est tétanisé devant cette scène ; Voila des années qu’il
fréquente tout ce monde et jamais il ne l’avait vu aussi vivant. Il
se demande même ce qu’il n’a pas fait pour avoir manqué cette
dimension de leur existence.
Après quelques
secondes de recueillement commun, l’alcôve du Pape s’ébranle et
s’avance légèrement. Avec ce mouvement, le Pape prend la présidence
de la séance alors que les autres Arcanes deviennent ses assesseurs.
Le trac du Bateleur
est à son comble, il sait, il sent, l’importance de l’instant bien
qu’il n’en connaisse toujours pas la raison. Il avait juste demandé
une entrevue pour l’aider à comprendre ses problèmes relationnels.
Et voila qu’il se retrouve le spectateur d’un rituel aux aspects
initiatiques dans lequel il pourrait bien en être le sujet, voire
même la cause.
Après quelques
interminables secondes de silence, ne tenant plus en place le
Bateleur se lance.
B.
Sa sainteté ! J’ai sollicité cette entrevue car j’ai
…………
Le Pape lui coupe la
parole dans un ton bienveillant.
P.
Encore la désobligeante habitude de parler quand il faut se taire !
-
Heuuuu…….
-
Le
silence, connais-tu le silence et ses vertus ?
-
Heuuuu…….
-
C’est bien
ce que je pensais, tu ne les connais pas !
-
Mais je
n’ai rien dit !
-
Tu as dit
« Heuuuu.. » et dans le silence c’est beaucoup trop.
-
Je ne
comprends pas !
-
Penses-tu
exister par la place que tu occupes, ou par ton être et sa
vibration.
D’un ton légèrement
hésitant Le Bateleur répond :
-
J’existe
parce que je pense, je ressens et j’agis.
Avec toujours autant de
bienveillance le pape répond ;
-
Bien !
Alors tu es capable de comprendre que lorsque tu dis « Heuuuu.. » tu
occupes un espace sonore, donc tu troubles le silence qui est
l’essence même de tout dialogue.
Le Bateleur, sur un ton
presque moqueur ;
-
Si je
vous comprends bien, vous me dites que c’est par le silence qu’on
peut se parler ?-
Avec encore plus de
chaleur le Pape reprend ;
-
Non jeune
homme, pas se parler, mais « se comprendre ! » n’est-ce pas le but
d’un dialogue ?
Cette fois Le Bateleur
se tait car il se rend compte, sans encore en saisir tout le sens,
qu’un enseignement très important accompagne cette réponse.
Après ce bref instant
d’un silence particulièrement intense le Pape reprend avec douceur ;
-
Bien,
jeune homme ! Tu comprends vite ! Alors retiens ces quelques mots,
ils te seront salutaires ;
« Dans le silence on n’entend que l’essentiel »
Ces quelques mots sont
immédiatement suivis d’un long silence durant lequel le cerveau du
Bateleur bouillonne d’activité. Il revisite sa mémoire et passe en
revue toutes les situations dans lesquelles il aurait pu changer son
histoire s’il avait su se taire. Devant ce constat, Le Bateleur est
impressionné par le nombre de bourdes qu’il aurait pu éviter s’il
avait tout simplement pris le temps de comprendre avant de parler.
Le bateleur reprend ;
-
Ce
silence, doit-il être long pour comprendre ?
Amusé par autant de
candeur, Le Pape répond.
-
Si ce que
tu as à dire contient beaucoup d’informations et implique
d’importantes conséquences, tu parleras
plus longtemps que si tu n’as qu’une légère information à
transmettre ! Non ? le principe est le même pour la compréhension !
Devant cette évidence,
Le Bateleur se sent tellement penaud qu’il a la désagréable
sensation d’avoir pausé une question tellement idiote qu’il
mériterait d’être recalé à n’importe quel examen.
Voyant son désarroi, le
pape vient à son secours.
-
Ne sois
pas gêné, c’est souvent par des paroles simples que les plus grands
enseignements nous atteignent.
Silence………………
-
Bien
Bateleur ! tu as sollicité cet entretien parce que tu connais de
grandes difficultés relationnelles, m’as-tu dit ! Pour reprendre tes
mots ; Tu es dans la quasi impossibilité de t’affirmer dans ce que
tu sais pourtant bien faire !
A ces mots, Le Bateleur
regarde bien autour de lui et se demande à nouveau pourquoi tout ce
monde est là.
-
Oui,
c’est bien mon souci en ce moment et j’ai vraiment besoin de vos
conseils ; mais pourquoi tout le monde est-il présent ?
-
Je
pourrais te dire que c’est pour fêter ta demande d’aide ;
l’événement est à marquer d’une pierre blanche. Je pourrais
également dire que c’est parce que nous sommes à l’équinoxe de
printemps, à moins que ce ne soit l’occasion pour tous de te voir
grandir.
-
Vois-tu !
Si tous les Arcanes sont présents, c’est parce que cette journée est
des plus importantes autant pour toi que pour nous tous.
-
Importante, pourquoi ? je voulais juste quelques conseils !
Un long silence
s’installe, silence que le Pape entretient par de lents mouvements
de tête comme s’il battait la cadence d’une musique céleste.
Le Bateleur entre dans
la magie du silence et son esprit entame la transformation de ses
perceptions. Il ne pense plus à corriger ses erreurs, il ne sait pas
exactement ce qu’il se passe mais quelque chose est en train de
s’installer.
« Il ne sert à rien de
vouloir corriger les erreurs récurrentes, le but étant de ne plus
les commettre ».
Cette réflexion sur les
erreurs l’incite à mieux regarder la photo de famille et les
alcôves, il remarque alors l’absence du Diable, de la Justice, du
Mat et, bien entendu, de lui-même. Les alcôves sont présentes mais
vides.
Regardant mieux
alentours il remarque que le Mat s’est placé dans l’alcôve de gauche
prêt à avancer sur son chemin. Machinalement il regarde à droite
comme si l’équilibre des placements de personnes allait de soi.
Effectivement, il découvre que la Justice s’est assise en
observatrice sur le banc de pierre placé à droite de la scène.
Tout aussi
machinalement, il cherche le diable et se rend alors compte qu’il
n’est nulle part.
-
Mais où
est le diable ? Pourquoi n’est-il pas là ?
Demande le Bateleur.
-
Te manque-t-il tant que ça ?
-
Non,
mais je suis tellement habitué à m’en défendre que son absence me
trouble.
-
Sache que
son absence n’est qu’illusion, car dans la réalité il n’est pas du
genre à lâcher ses proies. Seul le fait d’y penser ou d’en parler
suggère sa présence ; mais tu as raison, il ne siège pas à sa place
habituelle.
-
Ici, à
l’intérieur, du Temple, il se cache derrière des visages aux traits
angéliques, ici dans le saint des saints, ici dans le monde du Divin
il se mimétise dans toutes les formes imaginables. Il y met
d’ailleurs tellement d’énergie qu’on le reconnaît grâce à ses excès,
car même quand il joue les bons et généreux il tombe dans l’excès.
-
Pour la
photo de famille, nous avons gardé son emplacement et son effigie
dans le mandala, c’est suffisant ; mais en tant que « Grand
Contradicteur », il est normal qu’il ne siège pas ici, il a bien
assez de place à l’extérieur avec les gargouilles, et ne te fais pas
de souci pour lui, il saura bien assez tôt se rappeler à ton
souvenir, même à ton insu !
-
Mais je
vis dans le bien, j’ai chassé le mal autour de moi, je suis devenu
quelqu'un de bon, je l’ai vaincu. Il ne peut donc plus m’atteindre.
Durant tout l’entretien
le Papa s’était incliné vers le Bateleur, son buste marquait une
légère inclinaison en direction de celui-ci, tant l’élève semblait
comprendre rapidement.
À cet élan de bravoure
le Pape a un léger mouvement de recul en s’adossant sur son siège.
Son regard est mi figue - mi raisin, ou mi dépit - mi amusement.
-
Es-tu
vraiment certain de l’avoir vaincu ?
Le Bateleur reste sans
voix tant il comprend rapidement la portée de cette question, il se
prépare d’ailleurs à entendre la suite, car Le Pape semble bien
parti pour çà.
-
Tu sais
qu’il est le champion du déguisement et du camouflage, c’est même
son sport favori, il adore pénétrer les âmes saines.
Sa ruse la plus efficace est de te laisser croire à son absence,
même à sa défaite. Crois-moi, s’il n’était pas le pervers que l’on
connaît, je t’inviterais à apprendre de lui la détermination et
l’ingéniosité créatrice.
Après un court silence
permettant au Bateleur d’intégrer ses paroles, le Pape reprend :
-
Lorsque tu
es en colère et que tu maudis les personnes qui te trahissent,
crois-tu être guidé par ta part lumineuse ?
-
Lorsque tu
es envahi de pensées lubriques, penses-tu que ce soit un ange qui
parle en toi.
-
Non !
Bien sûr que c’est une partie animale de moi qui parle dans ces
moments, mais je ne fais de mal à personne.
-
Tu fais du
mal à toi-même, et tu es quelqu’un que je sache.
Et cesse de penser que c’est ta partie animale, les animaux ne sont
ni colériques ni lubriques ni toutes les autres émotions lourdes que
l’homme génère avec son ego.
C’est ta partie sombre de l’humain qui parle dans ces moments là et
c’est le terrain du Diable.
-
Vu sous
cet angle……….. je n’ai rien à dire,
rétorque le
Bateleur
Le Bateleur devenant
impertinent, le Pape décide de l’aider en ne le poussant pas dans
les pièges qu’il se tend à lui-même avec son impudence, l’épreuve
serait bien trop difficile pour le Bateleur à ce stade de son
initiation.
-
Fais
attention à toi et tes réflexes de jeune premier, ton entêtement à
vouloir le dernier mot, fait de toi un effronté plus qu’un initié.
Le moment venu, une des prochaines fois où le Diable parviendra à
nouveau à te piéger, ton ange te le rappellera par une tape sur ton
épaule, cette tape te sera donnée par Tempérance.
Maintenant je ne veux pas discutailler plus avant avec toi, venons
en à la vraie raison de notre présence ici, toi et nous.
A ces mots, le Bateleur
se sent à nouveau envahi par le trac et le vertige. Il a beau
occuper le terrain et se donner une contenance en parlant
inutilement, l’heure est importante et la présence de tout le monde
lui rappelle assez clairement qu’il s’agit ici d’une cérémonie
cruciale dont il est peut-être le sujet.
Le Pape reprend
immédiatement la parole, car le moment est idéal pour que le
Bateleur prenne enfin conscience de la nécessité pour lui de
grandir.
-
Tu viens
de nous faire une démonstration de ta fougue et même de ton aplomb,
mais nous allons parler maintenant de ton devenir et de ton aptitude
à entrer dans ta vie d’adulte
Comme l’exprime
parfaitement l’expression populaire, ces paroles projettent le
Bateleur dans les cordages (du ring). Sonné par ce qu’il vient
d’entendre, (son aptitude à entrer dans sa vie d’adulte !) Cela sous
entend clairement qu’il ne l’est pas !
Aïe ! que ça fait mal à
entendre, lui qui pensait être devenu un homme, un vrai !
Le Pape cache
difficilement son amusement devant les pirouettes mentales que le
Bateleur accomplit pour ne pas perdre pied.
-
Oui
Bateleur ! Nous allons maintenant parler de ton évolution, de ton
émancipation ! Il est temps pour toi de grandir afin que tu puisses
à l’avenir affronter en toute confiance la vie en société. Tu as
besoin maintenant d’expérimenter la mouvance de la vie et de
l’appréhender en toutes circonstances.
-
Sa
sainteté me perturbe par ses propos, je suis jeune, mon avenir est
devant moi, je suis autonome, je me nourris d’espoir et j’ai
expérimenté tous les Arcanes ; Que faire de plus ?
-
Durant
tout ton parcours de Bateleur tu as appris à faire les choses comme
on te les a apprises.
Tu dois maintenant apprendre à faire les choses par toi-même, selon
tes inspirations et surtout tu dois apprendre à être toi-même.
Le Bateleur baisse les
yeux et s’intériorise. Il tente de comprendre ce qui est en train de
lui arriver et le tournis le reprend.
Instinctivement il sait
ce qui est en train de se produire, il en a même rêvé, mais il ne
l’avait pas imaginé comme cela.
Oui, il est en train de
s’émanciper, de s’affranchir de sa condition d’éternel jeune homme.
Le concept de son
émancipation le pénètre comme la brume envahit la campagne,
tranquillement, sûrement, en baignant chaque centimètre carré, qu’il
soit au sol ou dans les airs.
-
Comment
dois-je m’y prendre ? Que puis-je faire ?
-
Si je te
le dis, cela ne servira à rien ! tu dois le trouver au fond de toi.
Bien que dites avec
beaucoup de douceur, ces paroles ont une résonnance terrifiante pour
le Bateleur qui vit là un grand moment de solitude.
Il visualise un chemin
désert qui s’ouvre devant lui et la certitude qu’il va devoir le
parcourir seul.
Devant un tel désarroi,
le Pape vient à nouveau à son secours
-
Prends un
bâton de pèlerin et marche sur le chemin qui s’ouvre devant toi.
Lorsque tu auras commencé ton pèlerinage, seule ta destination te
sera connue.
Pour le reste tu vas apprendre à vivre la vie comme elle se
présente, à accueillir les gens sans les juger, à accepter ce que
tu es sans te juger.
-
Et il me
suffira de marcher pour comprendre ?
-
Jusqu’ici
tu as appris à faire les choses de façon juste sans vraiment te
préoccuper de l’aboutissement ; alors maintenant tu vas faire le
contraire. Sache où tu veux aboutir pour le bien de ton âme, si tu
le fais dans l’acceptation, le chemin te mèneras vers les
expériences bonnes à ton Âme.
-
J’entends, mais qui sera mon maître ? Qui pourra me guider et me
corriger si nécessaire ?
-
Personne
d’autre que toi !
Dès à présent tu t’en remets au Divin qui est en toi.
Prétendrais-tu suivre un précepteur plus efficient que le Divin ?
-
Heuuuu
non !
-
Bien !
Maintenant nous te laissons avec le Mat, il te donnera ton bourdon,
ta besace et ta pèlerine, puis il te transmettra tout ce que tu dois
savoir pour intégrer ton nouveau personnage.
Dès demain tu porteras sur toi les attributs du Mat, et tu n’auras
d’autre but que celui de devenir Mat à ton tour et d’atteindre les
buts de vie qui sont ceux d’un véritable Mat, ton nouveau chemin
sera celui de ton Âme.
Comme le Mat a déjà accompli son pèlerinage, il pourra, avant de
rejoindre son prochain cycle, te donner les indications nécessaires
pour démarrer sur ta nouvelle route.
-
Va !
Il se rend compte à
l’instant que tout cet entretien s’est déroulé sous le regard de
tous les Arcanes et celui encore plus attentif de la Justice. Elle
n’a pas perdu une seconde de leurs échanges et regarde la scène avec
l’œil placide de celle qui acquiesce sans aucune réserve.
Cette fois, les dès
sont jetés, comme si les dés de la table du Bateleur étaient une
prémonition.
Alors qu’il se
ressaisit et rassemble toute ses forces pour faire face à cette
nouvelle vie qui s’ouvre devant lui, il ne voit pas que tous les
participants à la cérémonie se recueillent et entrent dans une
méditation commune. Tous les Arcanes rassemblent leurs énergies pour
permettre la naissance du nouvel égrégore qui accompagnera le
nouveau Mat de leur Grande Famille.
Tous les Arcanes,
Chariot en tête, rejoignent maintenant la Maison Dieu pour fêter
l’événement. C’est la libération, le jeune homme devient homme, il
peut maintenant lâcher ses peurs, se libérer de son rôle de 1er
de la classe pour entrer dans le monde réel de l’improvisation
créatrice.
C’est l’ambiance
champagne et pendant que tous (ou presque) se congratulent sur la
victoire de leur jeune premier, le Mat et le Bateleur se retirent
pour procéder à la passation de rôle.
Dès cet instant, le
Bateleur ne reparaîtra plus sous ses traits actuels mais reviendra
dans sa nouvelle pèlerine de Mat, même si des souvenirs de Bateleur
seront certainement encore présents dans son esprit…
Le Mat d’aujourd’hui
continuera sa route sur un autre plan, dans son nouveau cycle.
Le Bateleur qui
reparaîtra sera un nouveau jeune homme qui apportera avec lui tout
son enthousiasme et sa volonté d’apprendre.
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Textes de
Giovanni David Valente Tout droit réservé
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